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Rue Rambuteau

Notes

Frédéric O. Sillig



Avril 1959, rue Rambuteau. Il est cinq heures, Paris s'éveille... Mon père tient beaucoup à me faire voir l'ingestion puis la digestion du ventre de la capitale avant l'aube, mais surtout avant que ce lieu soit, selon les rumeurs, affecté après deux demi-siècles de service à une gare du RER et à un futur centre de commerce de luxe. Les raisons de cette volonté initiatique, je les ignore. Comme d'ailleurs bien des initiatives de mon père. Serait-ce une divinatoire incitation à l'endroit d'un futur architecte qui s'ignore à rendre un hommage anticipé à Victor Baltard01 ? Serait-ce une volonté de me faire découvrir, in extremis, une vision sociologique et historique d'un microcosme surgi du XIXème siècle, désormais voué à la disparition ? Ou simplement serait-ce pour saluer mon absolution reçue l'avant-veille chez « l'Ours Martin »02 , connu pour son acrimonie affichée sans retenue envers les petits mangeurs ? Dieu seul le sait !
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Nous voici sur le « carreau des Halles » inamovible depuis Philippe Auguste03. Presque huit siècles. Un monde hallucinant avec ses règles ses lois, ses différentes corporations ses habitudes ses milieux et aussi son milieu. Porteurs, pavillonneuses, regrattiers, portefaix, pieds-humides, compteurs-mireurs, tasseurs, vendeurs, mandataires et surtout les « Forts des Halles », manutentionnaires assermentés dont certains portent encore leur immense chapeau doté d'un disque de plomb destiné à supporter de très grosses charges sur la tête. Tout ce monde s'agite une bonne partie de la nuit perpétuant certaines coutumes maintenues depuis la construction de cet ensemble au milieu du XIXème sous l'impulsion de Napoléon III et du préfet Haussmann04. Les produits maraîchers, légumes, agrumes, fleurs y sont amenés ici dès huit heures du soir pour être vendus aux détaillants aux premières heures du jour avec la marée, les beurre oeufs fromages, les volailles et la viande. Cette vision surréaliste, ce va-et-vient, ces cris, ces bruits, ces odeurs, cette ambiance est maintenant gravée dans ma mémoire à tout jamais. Je ne me risque pas de décrire ici ce que je vois, ce que je sens, ce que j'entends. Zola s'en est chargé en 1873 en publiant dans « Le Ventre de Paris » d'admirables textes sur cet endroit. Je peux dire que je retrouverai exactement, malgré un écart de quatre-vingt-six ans, les sensations ressenties en ce lieu, à la lecture de son presque intemporel récit dont je vous invite à en savourer un extrait05. Depuis, une inexorable contrainte démographique a induit la nécessité de déplacer le centre d'approvisionnement de Paris au sud de la capitale. Après un mémorable déménagement des Halles à Rugis dans la nuit du 2 au 3 mars 196906, on a jugé bon de procéder délibérément à la démolition des pavillons pour y creuser une gigantesque fosse. Ouvrage que l'historien et démographe Louis Chevalier, en référence à Rabelais, a très justement qualifié de « trou merdeux », qui devait au préalable tenir lieu de décor à Marco Ferreri pour une de ses nouvelles provocations07, avant de servir de support à un des plus grands ratages urbanistiques du siècle08.
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Revenons à la nostalgie de mes douze ans. Il est sept heures et demie on continue à remballer, on nettoie. Des tonnes de cartons, de cagettes, de contenants divers sont chargés sur des camions à l'aide de diables électriques. Les déchets maraîchers sont évacués séparément. Déjà. Le plus impressionnant se trouve vers la halle aux viandes qui sont livrées ici par quartiers entiers et parfois débitées sur place par ceux que l'on appelle encore les louchebems. Pavillon No 5. Des montagnes de trois mètres de hauteur de déchets carnés, ossements, ramas de carcasses, cartilages, rognures de toutes sortes font le régal gustatif de meutes de corniauds du quartier; et leur servent alternativement de latrines. Délectation canine rehaussée par une fragrance due à la présence notable et généralisée de viscères déjà en décomposition. Voilà qu'au visible navrement des chiens, une pelleteuse se met à charger un gros camion maintenant immobilisé, mais anonyme, puisque je le vois de dos et que sa ridelle est abaissée. La porte vermillon de la cabine de l'engin s'ouvre enfin sur Ste-Eustache... et aussi sur la fin de mes illusions. Je peux y lire :

« Pâté de foie AMIEUX Frères » 
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rquad.jpg   FOS © 8 janvier 2009

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[01]  Victor Baltard (1805-1874) architecte, prix de Rome, donna son nom aux pavillons des Halles de Paris et fut architecte de la ville de Paris dès 1849.  [ retour ]
[02]  Inénarrable gargotier communard du 17ème, pourvoyeur solitaire de terrines sublimes toujours placées à l'avant-garde d'un inoubliable pré-salé.  [ retour ]
[03]  Les premières Halles couvertes furent édifiées en 1183 sous le règne de Philippe Auguste à cet endroit où un marché en plein air avait été créé en 1137 par Louis le Gros, lieu déjà appelé le « carreau des Halles ».  [ retour ]
[04]  Visitant pour la première fois le chantier, Napoléon III exigea la démolition immédiate du premier bâtiment construit en pierre par Baltard. «Ce sont de vastes parapluies qu'il me faut, bien ventilés, rien de plus » déclara-t-il , après quoi Haussmann, souffla à Baltard : « Du fer, rien que du fer, mon cher Architecte.»  [ retour ]
[05]  Extrait du « Ventre de Paris » Émile Zola 1873 cliquer ici  [ retour ]
[06]  Le « déménagement du siècle »  [ retour ]
[07]  Non toccare la donna bianca! (Touche pas à la femme blanche! ) 1974 .Une parodie de la bataille de Little Big Horn et du général Custer. (avec Mastroiani, Piccoli, Noiret, Deneuve, Reggiani etc.)  [ retour ]
[08]  Après moins de 40 ans de service, les décisions de réaménagement se succèdent au gré des législatures. Les dernières en date, sont le concours d'architectes gagné en 2004 par David Mangin devant Jean Nouvel, puis le projet de Patrick Berger et Jacques Anziutti en 2006.  [ retour ]

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